Dans le Loiret, la vodka roule sa Beauce

Passionné de distillerie, le couple d’agriculteurs Paul-Henri et Pauline Leluc s’est lancé le pari un peu fou de fabriquer de la vodka dans une région surtout connue pour la culture céréalière et la betterave sucrière.
Dans le Loiret, la vodka roule sa Beauce

Publié le 30 | Libération | Par Olivier Bories Photos Léonor Lumineau

Sa stature est solide. Paul-Henri Leluc semble pourtant écrasé par l’immensité du frigo de la ferme de Faronville (Loiret). Maintenue dans le froid et l’obscurité par des parois de 18 centimètres d’épaisseur pour éviter la germination, la récolte de pommes de terre patiente dans ce hangar de près de 7 mètres de hauteur, embaumant l’air d’une odeur de bois mêlée de terre. «Trois semaines à jouer à Tetris», résume l’agriculteur, décrivant les manœuvres au monte-charge pour entasser les palox, de massives caisses en bois contenant les 2 000 tonnes de production annuelle de la ferme de Faronville. A ces hauteurs, il se sent «comme un alpiniste».
C’est bien loin des montagnes, au milieu des plates terres de Beauce, que Paul-Henri et Pauline Leluc mènent un projet un peu fou : produire de la vodka de pommes de terre de fabrication artisanale, en utilisant leurs propres tubercules. Un pari presque incongru dans une région plus connue pour la culture céréalière et la betterave sucrière que la distillation de spiritueux. Et dans un pays qui associe plus facilement la vodka au jus d’orange et aux soirées étudiantes qu’à un alcool haut de gamme.
A leur arrivée en 2007 dans ce hameau de la commune d’Outarville, dans l’ouest du Loiret, tout était à faire. Un retour aux sources pour lui, qui a récupéré la ferme de son grand-père octogénaire, sans repreneur. Une certaine continuité pour elle, fille d’éleveurs de bovins du Nord-Pas-de-Calais, et à qui la culture de la pomme de terre n’était pas étrangère. Tous deux s’étaient pourtant éloignés de leurs racines, après des études agricoles à Lille, où ils se sont rencontrés. Lui part dans l’informatique, elle dans la presse agricole. «Notre identité rurale est revenue à nous malgré nous», résume Paul-Henri Leluc.

«Il nous a fallu dix ans»

Sa passion pour les spiritueux date de ses études en école de commerce. Paul-Henri Leluc y fréquente d’autres fils d’agriculteurs, découvre le monde de la vigne, et se tourne vers le cognac, le whisky ou la tequila. Les visites de production de calva en Normandie fascinent le couple. «Il y a une âme paysanne qui nous parle», estime Pauline Leluc. Eux-mêmes ignorent tout de la vodka avant un voyage en Finlande. Une révélation plus tard, Paul-Henri Leluc part se former à la distillerie Ergaster à Noyon (Oise). Les voilà tous les deux plongés dans l’aventure de la distillation de pommes de terre, une suite logique pour une ferme où ces tubercules étaient déjà cultivés.
Mais Faronville ne s’est pas faite en un jour. Les premières bouteilles ne sont sorties qu’en 2018. «On pensait tout révolutionner en deux ans, il nous en a fallu dix», récapitule l’agriculteur-distillateur. Chez les Leluc, pas question en effet de reproduire les modèles passés, qui ont fait leurs preuves pour les grandes cultures productivistes mais ont montré leurs limites. «Je ne suis pas un exploitant. Je cultive mon champ, je ne l’exploite pas», souligne Paul-Henri Leluc. Sans juger les pratiques des autres – «pas un seul agriculteur n’est le méchant de James Bond qui veut empoisonner les gens» – il a tâtonné pour trouver le bon modèle. Abandon de la betterave sucrière tant prisée dans la Beauce, cycle de rotation des cultures long pour préserver les sols, stockage du carbone, absence de produit anti-germinatif, réutilisation des déchets de la distillation : le couple de quadragénaires assume ses convictions, et les contraintes qui vont avec.
Avant de pouvoir déguster de la vodka, tout commence dans les champs. «Pour produire du haut de gamme, il faut maîtriser tout son processus», raisonne Paul-Henri Leluc en ancien étudiant d’école de commerce. De juillet à septembre, place à la récolte. Agata, challenger… Les variétés sont choisies en fonction de leurs propriétés aromatiques et de leur texture. Le calibrage joue son rôle : exit les petites et grosses pommes de terre, qui sont vendues. Seules les moyennes contiennent la teneur en eau et la structure d’amidon nécessaires au bon développement des arômes. «Si on travaillait le grain, on n’aurait pas une palette aromatique aussi large qu’avec les pommes de terre», éclaire Pauline Leluc.
Triées, lavées, puis épluchées, les pommes de terre sont chauffées et enfin prêtes à révéler leur secret, trahi par l’odeur sucrée qui règne dans l’ancienne grange occupée par l’alambic. Mélangé à de l’alcool de blé, le moût de pomme de terre est mis en distillation, à raison de deux séances par jour, d’octobre à juin. Masse de cuivre tuyautée, l’alambic a un principe en apparence simple. «C’est une grosse cocotte-minute, vulgarise Paul-Henri Leluc. L’alcool bout avant l’eau. On récupère les premières vapeurs, ce qui permet de concentrer l’alcool et les arômes en le séparant de l’eau.» Cette apparente simplicité est démentie par les livres de distillation posés sur la table et les calculs soigneux marqués sur un tableau. Toutes les vapeurs d’alcool ne se valent pas. Les premières, les têtes de distillation, contiennent du méthanol, toxique à la consommation. L’éthanol arrive après, avec le cœur de chauffe. Viennent enfin les queues de distillation, non toxiques, mais aux odeurs peu agréables.

Dorée, boisée

C’est après de nombreux tests, en peaufinant leur protocole, que les Leluc ont appris à maîtriser leur alambic, de marque Stupfler, du nom de son fabricant français. Un artisan réputé, mais exigeant sur les projets de ses clients avant de conclure une vente. Des mois d’attente, pour un résultat à la hauteur. «Le cuivre arrondit l’alcool», précise Pauline Leluc. «On voulait un alambic qui respecte le goût du moût», renchérit son mari. Une colonne de rectification permet d’accélérer ou ralentir le processus à volonté, selon la qualité des vapeurs d’alcool. L’agriculteur passé distillateur trempe les lèvres dans le liquide incolore qui s’écoule d’un robinet et confirme : c’est la fin du cœur de chauffe. Et le début d’un nouveau métier pour les habitants de Faronville.
A la sortie de l’alambic, on ne trouve pas encore de la vodka. Le distillat, produit de la distillation, titre à 96 °. On y ajoute de l’eau, puisée à 50 mètres de profondeur sous la ferme, adoucie et privée de ses oligo-éléments par osmose inverse. Pauline Leluc : «Il ne faut pas amener un goût, contrairement au whisky.» Après trois semaines de repos, reste à passer à l’embouteillage, l’encapsulage, le collage des étiquettes… Entièrement fait sur place, dans l’ancienne porcherie de la ferme.
Alcool à la réputation neutre, la vodka a une réglementation à son image. Produit de la distillation d’une matière première agricole, elle ne doit pas titrer à moins de 37,5 ° d’alcool, et ne pas dépasser une certaine teneur en méthanol. Rien de plus. Au risque de traîner une réputation de fadeur. A 40 kilomètres de là, le chef Tristan Robreau, à la tête du restaurant étoilé le Lièvre gourmand, se dit pourtant «conquis», et n’hésite pas à proposer à ses clients «quelque chose de très naturel, non raffiné au nez, très aromatique». «Minérale» ou «ronde et crémeuse» pour Pauline Leluc, selon qu’elle soit filtrée ou non, la vodka offre également un terrain de jeu pour les expérimentations. «On n’est pas enfermés dans un cahier des charges», se réjouit Paul-Henri.
Par tâtonnements, il enfile donc une nouvelle casquette : celle de maître de chai, plongé dans le vieillissement et la finition. Trois mois en fût neuf pour vieillir et se colorer, huit mois en tonneau de Sauternes pour en absorber les sucres résiduels : la vodka réserve de Faronville est née. Dorée, boisée, elle surprend l’œil comme le palais. Dans le chai reposent divers fûts de whisky, marsala, sherry, cognac… et autant de possibilités gustatives pour de futures cuvées.
Quatre ans après leurs premières bouteilles, du chemin a été accompli, et la ferme périclitante a retrouvé une vie, pour le plus grand plaisir de Paul-Henri Leluc, enfant du pays : «Tout ce qu’on gagne, on le met dans Faronville.» Trois employés ont été embauchés. Malgré l’annulation des salons qui a pu freiner leur développement commercial – «on en a profité pour avancer sur la production», balaie à l’unisson le couple qui s’est aussi lancé dans le gin -, les vodkas continuent à faire leur trou dans les rayons des cavistes et des épiceries fines. En attendant de développer des liens avec le monde de l’hôtellerie-restauration. Le spiritueux s’est d’ailleurs retrouvé au programme de la coupe George-Baptiste, un concours des écoles hôtelières. «On réfléchit beaucoup aux accords possibles», dit Paul-Henri Leluc, qui associe ses vodkas à du caviar de la Sologne voisine comme à des macarons ou des pains au chocolat.

Travail de fourmi

Intarissable sur ses pratiques agricoles, Paul-Henri Leluc se veut modeste : «On n’a pas réinventé la poudre.» Le couple installe malgré tout peu à peu son modèle, et produit aujourd’hui 5 000 bouteilles de vodka à l’année. L’aboutissement d’un travail de fourmi, rendu possible grâce à l’air du temps. «Il y a une demande pour des produits sincères», veut croire Pauline Leluc. Profitant de cette quête de sens du public, ils tentent aussi de convaincre leur milieu qu’on peut y trouver son bonheur. «Je côtoie beaucoup de jeunes agriculteurs un peu paumés», regrette Paul-Henri Leluc, qui présente son travail à de jeunes étudiants du secteur. Et délivre un message, qu’ils espèrent tous deux transmettre aussi à leurs quatre enfants : «Il y a un avenir dans l’agriculture.»

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